Précédente Accueil Suivante

 

HISTOIRE DU JEUNE HOMME JAUNE

bullet

I1 est raconté, entre divers contes, ô Roi fortuné, que le khalifat Haroum Al-Rachid sortit une nuit de son palais avec son vizir Giafar, son vizir, Al‑Fazl, son favori Abou‑Ischak, le poète Abou‑Nowas, le porte‑glaive Massrour et le capitaine de police Ahmad‑la‑Teigne. Et tous, déguisés en marchands, se dirigèrent vers le Tigre et descendirent dans une barque qu'ils laissèrent aller à l'aventure avec le courant de l'eau. Car Giafar, ayant vu le khalifat pris d'insomnie et l'esprit soucieux, lui avait dit que rien n'était plus efficace pour dissiper l'ennui que de voir ce que l'on pas encore vu, d'entendre ce que l'on n'a pas encore entendu et de visiter un pays que l'on n'a pas encore parcouru.

bullet

 

bullet

Or, au bout d'un certain temps, comme la barque se trouvait sous les fenêtres d'une maison qui dominait le fleuve, ils entendirent à l'intérieur de la maison une voix belle et triste qui chantait ces vers en s'accompagnant sur le luth :

bullet

« Comme la coupe de vin était là et que dans le fourré du voisinage chantait l'oiseau hazar, je dis à mon cœur ; Jusqu'à quand repousseras‑tu le bonheur? Réveille‑toi, la vie est un prêt à courte échéance!

bullet

La coupe et l'échanson, les voici I C'est un bel et jeune échanson que ton ami

bullet

Regarde‑, Met  de ses mains la coupe qu'il te tend!

bullet

Ses paupières sont languissantes et leur regard t'invite! Ne méprise point ces choses!

bullet

J'ai planté de jeunes roses sur ses joues, et quand j'ai voulu à leur maturité les. cueillir, j'ai trouvé des grenades!

bullet

mon cœur, ne méprise pas ces choses! C'est le moment où ses joues sont duvetées! »

bullet

En entendant ces couplets, le khalifat dit: « O Giafar, qu'elle est belle cette . voix! » Et Giafar répondit: « O notre seigneur, certes, jamais voix plus belle ou plus délicieuse n'a encore frappé mon ouïe! Mais, ô mon maître, entendre une voix de derrière un mur, ce n'est l'entendre qu'à demi! Que serait‑ce si nous l'entendions derrière un rideau...

bullet

A ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

bullet

Mais lorsque fut la cinq cent seizième nuit. Elle dit:

bullet

... O mon maître, entendre une voix de derrière un mur ce n'est l'entendre qu'à demi! Que serait‑ce si nous l'entendions derrière un rideau ? » Alors le kha­lifat dit : «Pénétrons, Ô Giafar, dans cette maison pour demander l'hospitalité au maître du lieu, dans l'espoir de mieux entendre cette voix ! » Et ils arrêtèrent la barque et atterrirent. Puis ils frappèrent à la porte de cette maison et deman­dèrent à l'eunuque qui vient ouvrir la permission d'entrer. Et l'eunuque alla pré­venir son maître, qui ne tarda pas à venir au‑devant d'eux et leur dit: «Famille, aisance et abondance aux hôtes! Soyez les bienvenus dans cette maison dont vous êtes les propriétaires! » Et il les introduisit dans une vaste salle fraîche, au plafond agréablement colorié de dessins sur un fond d'or et d'azur foncé, et au milieu de laquelle, dans un bassin d'albâtre, s'élançait un jet d'eau d'où résultait :? un son merveilleux. Et il leur dit: « O mes maîtres, je ne sais de vous autres quel est le plus honorable ou le plus haut de rang et de condition. Bismillah sur vous tous! Daignez donc vous asseoir aux places que vous trouverez convenables! » Puis il se tourna vers le fond de la salle où, sur cent chaises d'or et de velours se trouvaient assises cent adolescentes, et fit un signe. Et aussitôt les cent adoles­centes se levèrent et sortirent l'une après l'autre en silence. Et il fit un second signe et des esclaves, ayant leurs robes relevées à la ceinture, apportèrent de grands plateaux remplis de mets de toutes les couleurs et confectionnés avec tout ce qui vole dans les airs, marche sur le sol ou nage dans les mers; et des pâtisse­ries, et des confitures et des tartes sur lesquelles étaient écrits, avec des pistaches et des amandes, des vers à la louange des hôtes.  .I

bullet

Et lorsqu'ils eurent mangé et bu, et qu'ils se furent lavé les mains, le maître du  lieu leur demanda: « O mes hôtes, si maintenant vous m'avez honoré de votre présente pour me faire le plaisir de me demander quelque chose, parlez en toute confiance. Car vos désirs seront exécutés sur ma tête et mes yeux! » Giafar répondit: «Certes, Ô notre hôte, nous sommes entrés dans ta maison pour mieux entendre la voix admirable que nous entendions à demi et voilée, sur l'eau! »

bullet

A ces paroles, le maître de la maison répondit: « Vous êtes les bienvenus! » Et il frappa dans la paume de ses mains et dit aux esclaves accourus: « Dites à votre maîtresse Sett Jamila de nous chanter quelque chose! » Et quelques instants après, derrière le grand rideau du fond, une voix à nulle autre pareille chanta avec 'accompagnement léger des luths et des cithares :

bullet

« Prends la coupe et bois de ce vin que j'offre à tes lèvres: il ne s'est jamais mélangé au cœur de l'homme!

bullet

Mais le temps fuit loin d'une amante qui se flatte en vain de revoir l'objet de son amour.

bullet

Combien de nuits j'ai passées, les regards fixés sur les ondes brunies du Tigre, sous la lune obscurcie par l'orage.

bullet

Combien de fois à l'occident j'ai vu la lune, au soir, disparaître dans les eaux pourpres sous la forme d'un glaive d'argent! »

bullet

Lorsqu'elle eut fini de canter, la voix se tut, et les instruments à cordes seuls continuèrent en sourdine à accompagner les vestiges sonores et aériens. Et le khalifat, émerveillé et ravi, se tourna vers Abou‑Ischak et dit: « Par Allah! jamais je n'ai rien entendu de semblable! » Et il dit au maître du logis: « La maîtresse de cette voix est certainement amoureuse et séparée de son amoureux! » Il répondit: « Non pas! sa tristesse a d'autres origines que celle‑là ! Ainsi par exemple, elle pourrait bien être séparée de son père et de sa mère, et chanter de la sorte en se souvenant d'eux! u AI‑Rachid dit: « Il est bien étonnant que la séparation d'avec les parents suscite de pareils accents! » Et, pour la première fois, il regarda attentivement son hôte, comme pour lire sur son visage une explication plus admissible. Et il vit que c'était un jeune homme dont les traits étaient d'une grande beauté, mais dont le visage était de couleur jaune comme le safran. Et il fut bien étonné de cette découverte, et lui dit: « O notre hôte, nous avons encore un souhait à formuler avant de prendre congé de toi et de nous en aller là d'où nous sommes venus! » Et le jeune homme jaune répondit: « Ton souhait est d'avance satisfait. » II demanda: « Je désire, et ceux qui sont avec moi le désirent également, apprendre de toi si cette couleur jaune safran de ton visage est une chose acquise dans le cours de ta vie ou bien si c'est une chose originelle que tu as eue en naissant! »

bullet

Alors le jeune homme dit: «O vous tous, mes hôtes, la cause de la couleur jaune safran de mon teint est une histoire si extraordinaire que si elle était écrite avec les aiguilles sur le coin intérieur de l’œil, elle servirait de leçon à qui la lirait avec respect. Confiez‑moi donc votre ouïe et accordez‑moi toute l'attention de votre esprit ! » Et tous répondirent: « Notre ouïe et notre esprit t'appartiennent ! Et nous voici impatients de t'écouter...

bullet

A ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

bullet

Mais lorsque fut la cinq cent dix‑septième nuit. Elle dit:

bullet

... Notre ouïe et notre esprit t'appartiennent. Et nous voici impatients de t'écouter! » Alors le jeune homme au teint jaune dit: « Sachez, d mes maîtres, que mon origine est du pays d'Oman, où mon père était le plus grand marchand d'entre les marchands de la mer, et possédait en propriété absolue trente navires dont le rendement annuel était de trente mille dinars. Et mon père, qui était un homme éclairé, me fit apprendre l'écriture et aussi tout ce qu'il est nécessaire de savoir. Après quoi, comme son heure dernière approchait, il m'appela et me fit ses recommandations que j'écoutai respectueusement. Puis Allah le prit et l'admit dans Sa miséricorde. Puisse‑t‑Il, ô mes hôtes, prolonger votre vie !

bullet

« Or moi, quelque temps après la mort de mon père, dont je possédais mainte‑'< nant toutes les richesses, j'étais assis dans ma maison au milieu de mes invités, quand un de mes esclaves m'annonça qu'il y avait un de mes capitaines marins qui ; était à la te et m'apportait une corbeille de primeurs. Et je le fis entrer, et '., j'acceptai s~ïi cadeau qui consistait, en effet, en fruits inconnus à notre terre, et < vraiment tout à fait admirables. Et je lui remis en retour, cent dinars d'or pour lui marquer mon plaisir. Puis je distribuai ces fruits à mes invités, et je demandai au ` capitaine marin: « D'où viennent ces fruits, ô capitaine? » Il me répondit: « De  Basra et de Bagdad! » Et, à ces paroles, tous mes invités se mirent à s'exclamer sur la terre merveilleuse de Basra et de Bagdad, à me vanter la vie qu'on y menait, la bonté de son climat et l'urbanité de ses habitants; et ils ne tarissaient point d'éloges à ce sujet, les uns renchérissant sur les paroles des autres. Et moi je fus telle‑ , ment exalté de tout cela que, sans en demander davantage, je me levai à l'heure même et à l'instant et, ne résistant point à mon âme qui désirait ardemment le voyage, je vendis aux enchères mes biens et mes propriétés, mes marchandises et mes navires à l'exception d'un seul que je gardai pour mon usage personnel, mes esclaves hommes et mes esclaves femmes, et je fis argent de tout, réalisant de la sorte une somme d'un millier de mille dinars, sans compter les joyaux, les pierreries et les lingots d'or que j'avais dans mes coffres. Après quoi, je m'embarquai, avec ces richesses, ainsi réalisées dans leur poids le plus léger, sur j'avais gardé, et je fis mettre à la voile pour Bagdad.

bullet

« Or Allah m'écrivit une heureuse traversée et j'arrivai sain et sauf, avec mes richesses, à Basra, d'où, ayant pris place sur un autre navire, je remontai le Tigre jusqu'à Bagdad. Là je m'informai de l'endroit le plus convenable à habiter, et l'on m'indiqua le quartier Karkh comme étant le quartier le mieux fréquenté et la résidence habituelle des personnages importants. Et j'allai à ce quartier et je louai une belle maison dans la rue Zaafarân, où je fis transporter mes richesses et mes effets. Après quoi je fis mes ablutions et, l'âme réjouie et la poitrine dilatée de me trouver enfin dans l'illustre Bagdad, but de mes désirs et envie de toutes les villes, je m'habillai de mes plus beaux vêtements et sortis me promener à l'aventure à travers les rues les plus fréquentées.

bullet

« Or, ce jour‑là était précisément le vendredi, et tous les habitants étaient en tenue de fête et se promenaient comme moi, en respirant l'air frais du dehors. Et moi je suivais la foule et me portais là où elle se portait. Et j'arrivai de la sorte à Karn‑al‑Sirat, le but habituel des promeneurs de Bagdad. Et je vis, à cet endroit, entre divers édifices fort beaux, une bâtisse plus belle que les autres et dont la façade donnait sur le fleuve. Et sur le seuil de marbre je vis un vieillard assis et vêtu de blanc qui était bien vénérable d'aspect, avec une barbe blanche qui lui descendait jusqu'à la ceinture en se divisant en deux touffes égales de filigrane d'argent. Et il était entouré de cinq adolescents beaux comme les lunes, et parfumés comme lui d'essences choisies.

bullet

«Alors moi, gagné par la belle physionomie du vieillard blanc et par la beauté des adolescents, je demandai à un passant: «Qui est ce vénérable cheikh? Et quel est son nom ? » II me fut répondu: « C'est le cheikh Taher Aboul‑Ola, l'ami des jeunes gens! Et tous ceux qui entrent chez lui n'ont qu'à manger, boire et s'amuser au choix avec les adolescents ou les jeunes filles qui logent en permanence dans sa maison...

bullet

A ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète,

bullet

Mais lorsque fut la cinq cent dix‑huitième nuit. Elle dit:

bullet

... Et tous ceux qui entrent chez lui n'ont qu'à manger, boire et s'amuser avec les adolescents ou les jeunes filles qui logent en permanence dans sa maison! » Et moi, à ces paroles, ravi à la limite du ravissement, je m'écriai: « Gloire à Celui qui, dès ma descente du navire, m'a mis sur la route de ce cheikh au visage de bon augure! car je ne suis venu du fond de mon pays à Bagdad que dans le but de trouver un homme tel que celui‑ci! » Et je m'avançai vers le vieillard et, après lui avoir souhaité la paix, je lui dis: •.< O mon maître, j'ai besoin de te demander quelque chose! » Et il me sourit comme un père sourit à son fils, et me répondit

bullet

« Et que souhaites‑tu ? » Je dis: « Je souhaite vivement d'être ton hôte cette nuit ! » II me regarda encore et me répondit: « Avec amitié cordiale et générosité! » Puis il ajouta: «Cette nuit, ô mon fils, j'ai un nouvel arrivage de jeunes filles dont le prix, par soirée, varie suivant leurs mérites. Les unes sont cotées dix dinars par soirée, les autres vingt et d'autres atteignent jusqu'à cinquante et cent dinars par soirée. C'est à ton choix ! » Je répondis: « Par Allah ! je veux commencer l'essai d'abord avec une de celles qui n'atteignent que dix dinars par soirée. Ensuite Allah Karim ! » Puis j'ajoutai: « Voici trois cents dinars pour un mois, car un bon essai exige un mois! » Et je lui comptai les trois cents dinars et les lui pesai dans la balance qu'il avait près de lui. Alors il appela un des adolescents qui étaient là et lui dit: « Emmène ton maître! » Et l'adolescent me prit par la main et me conduisit d'abord au hammam de la maison, où il me donna un bain excellent et me prodigua les soins les plus attentifs et les plus minutieux. Après quoi il me conduisit à un pavillon et frappa à l'une de ses portes.

bullet

« Et aussitôt vint ouvrir une adolescente, au visage riant et plein de bon augure, qui me fit un beau geste d'accueil. Et le jeune garçon lui dit: « Je te confie ton hôte! » Et il se retira. Alors elle me prit la main que le jeune garçon venait de lui remettre, et m'introduisit dans une chambre miraculeuse d'ornementations, sur le seuil de laquelle nous reçurent deux petites esclaves attachées à son service et jolies comme deux étoiles. Et moi je regardai plus attentivement l'adolescente, leur maîtresse, et je m'assurai de la sorte qu'elle était vraiment telle la lune dans son plein. Lors elle me fit m'asseoir et s'assit à mon côté; puis elle fit un signe aux deux petites, qui aussitôt nous apportèrent un grand plateau d'or sur lequel étaient assis des poulets rôtis, des viandes rôties, des cailles rôties, des pigeons rôtis et des coqs sauvages rôtis. Et nous mangeâmes jusqu'à satiété. Et de ma vie je n'avais goûté à des mets plus délicieux que ceux‑là, ni bu des boissons plus savoureuses que celles qu'elle me servit, une fois enlevé le plateau des mets, ni respiré des fleurs plus suaves, ni ne m'étais dulcifié de fruits, de confitures et de pâtisseries aussi extraordinaires! Et elle fit preuve ensuite de tant de gentillesse, de charme et de voluptueuses caresses que je passai avec elle le mois entier sans me douter de la fuite des jours.

bullet

«Au bout du mois, le petit esclave vint me chercher et me ramena au hammam, d'où je sortis pour aller trouver le cheikh blanc et lui dire: .< O mon maître, je désire une de celles qui sont à vingt dinars par soirée! » II me répondit :

bullet

Pèse l'or! » Et j'allai chercher de l'or à ma maison, et revins lui peser six cents dinars pour un mois d'essai avec une adolescente de vingt dinars par soirée. Et il appela un des adolescents et lui dit : « Emmène ton maître ! » Et l'adolescent me conduisit au hammam où il me soigna mieux encore que la première fois, et me fit ensuite pénétrer dans un pavillon dont la porte était gardée par quatre petites esclaves qui, aussitôt qu'elles nous eurent aperçus, coururent prévenir leur maîtresse. Et la porte s'ouvrit et je vis apparaître une jeune chrétienne du pays des Francs, bel bien plus que la première, et plus richement habillée. Et elle me prit par la main me souriant, et m'introduisit dans sa chambre qui m'étonna par la richesse de sa décoration et de ses tentures. Et elle me dit : « Bienvenu soit l'hôte charmant...

bullet

A ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

bullet

Mais lorsque fut la cinq cent dix‑neuvième nuit. Elle dit:

bullet

... Bienvenu soit l'hôte charmant! » Et après m'avoir servi des mets et des boissons encore plus extraordinaires que la première fois, comme elle avait une très belle voix et savait s'accompagner sur les instruments d'harmonie, elle voulut me griser plus encore que je ne l'étais et, ayant pris un luth persan, elle chanta:

bullet

« O suaves parfums des terres où s'élève Babylone, allez avec la brise porter un message à ma bien‑aimée.

bullet

Au loin, en des lieux enchantés, habite celle qui porte le trouble dans l'âme des amants, et les enflamme sans leur accorder le don qui apaise les désirs! »

bullet

« Or moi, ô mes maîtres, je passai le mois entier avec cette fille des Francs, et je dois avouer que je la trouvai infiniment plus experte en mouvements que ma première amante. Et vraiment je constatai que je n'avais pas payé un prix exagéré les délices qu'elle me fit éprouver depuis le premier jour jusqu'au trentième.

bullet

« Aussi lorsque l'adolescent revint me prendre et me conduire au hammam, je ne manquai point d'aller trouver le cheikh blanc et de lui faire mes compliments sur le choix plein de justesse qu'il faisait de ses adolescentes, et je lui dis: u Par Allah! ô cheikh je veux habiter toujours dans ta généreuse maison, où l'on trouve la joie des yeux, les délices des sens et le charme d'une société choisie! » Et le cheikh fut très satisfait de mes louanges, et, pour m'en marquer son contentement, me dit: u Cette nuit, ô mon hôte, est pour nous une nuit de fête extraordinaire; et seuls ont droit de prendre part à cette fête les clients distingués de ma maison. Et nous l'appelons la Nuit des Visions splendides. Tu n'as donc qu'à monter sur la terrasse, et à juger par tes yeux ! » Et moi je remerciai le vieillard et montai sur la terrasse.

bullet

« Or, la première chose que j'aperçus, une fois sur la terrasse, fut un grand rideau de velours qui divisait la terrasse en deux parties. Et derrière ce rideau, sur un beau tapis, éclairés par la lune, étaient étendus l'un à côté de l'autre deux beaux jeunes gens, une jeune fille et son amoureux, qui s'embrassaient lèvres sur lèvres. Et moi, à la vue de la jeune fille et de sa beauté sans pareille, je fus étourdi et émerveillé, et je restai longtemps là à la regarder sans respirer, ne sachant plus où je me trouvais. Je pus enfin sortir de mon immobilité et, ne pouvant avoir de paix avant de savoir qui elle était, je descendis de la terrasse et courus trouver l'adolescente avec qui je venais de passer un mois d'amour; et je lui racontai ce.. que je venais de voir. Et elle vit l'état où j'étais et me dit: u Mais qu'as‑tu besoin de te préoccuper de cette jeune fille? » Je répondis: « Par Allah! elle m'a arraché la raison et la foi ! » Elle dit en souriant: « Alors tu désires la posséder? » Je répondis. « C'est là le vœu de mon âme, car elle règne dans mon cœur ! » Elle me dit: « Et bien, sache que cette adolescente est la fille même du cheikh Taher Aboul‑Ola, notre maître, et nous sommes toutes des esclaves à ses ordres! Sais tu combien coûte une nuit passée avec elle ? » Je répondis: « Comment le saurai-je? » Cinq cents dinars d'or! C'est un fruit digne de la bouche des rois. » Je répondis: « Ouallah ! Je suis prêt à dépenser toute ma fortune pour la posséder, ne serait‑ce qu'une soirée! » Et je passai toute cette nuit‑là sans arriver à fermer l’œil, tant mon esprit travaillait à son sujet.

bullet

« Aussi le lendemain, je me hâtai de me vêtir de mes plus beaux habits, et, accoutré comme un roi, je me présentai devant le cheikh Taher, son père, et je lui dis: a Je désire celle dont la nuit est de cinq cents dinars! » Il me répondit

bullet

« Pèse l'or! » Et moi aussitôt je lui pesai le prix de trente nuits, en tout quinze mille dinars. Et il les prit et dit à l'un des jeunes garçons: « Conduis ton maître auprès de ta maîtresse Une Telle. » Et le jeune garçon m'emmena et me fit entrer dans un appartement dont mon oeil n'avait jamais vu le pareil en beauté et en richesse sur le visage de la terre. Et je vis, assise nonchalamment, un éventail à la main, l'adolescente, et du coup je fus stupéfait d'admiration quant à mon esprit, ô mes hôtes honorables...

bullet

A ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

bullet

Mais lorsque fut la cinq cent vingtième nuit. Elle dit:

bullet

... Et du coup, je fus stupéfait d'admiration quant à mon esprit, ô mes hôtes honorables! Car elle était vraiment comme la lune à son quatorzième jour, et rien qu'à la façon dont elle répondit à mon Salam, elle acheva de me ravir la raison par le ton de sa voix plus mélodieuse que les accords du luth; et toute belle elle était, et de tous les côtés gracieuse et symétrique, en vérité! Et c'est d'elle sans aucun doute qu'il s'agit dans ces vers du poète:

bullet

« La belle! Si elle paraissait au milieu des infidèles, ils délaisseraient pour elle leurs idoles et l'adoreraient comme la seule divinité.

bullet

Si toute nue sur la mer elle se montrait, sur la mer aux flots amers et salés, du miel de sa bouche la mer se dulcifierais.

bullet

Si à quelque moine chrétien d'Occident elle se montrait en Orient, pour sûr le moine délaisserait l'Occident et tournerait ses regards vers l'Orient !

bullet

Mais moi, l'ayant vue dans l'obscurité qu'illuminaient ses yeux, je m'écriai « O nuit! Que vois‑je?

bullet

Est‑ce une apparition légère qui me leurre, ou bien une vierge intacte qui réclame un copulateur? »

bullet

Et je la vis, à ces paroles, serrer avec sa main la fleur de son milieu, et me dire en soupirant de tristes et douloureux soupirs

bullet

< De même que les belles dents ne paraissent bien belles que frottées par la tige aromatique, de même le zebb est aux belles vulves ce que la tige frotteuse est aux jeunes dents!

bullet

musulmans, à l'aide! N'y a‑t‑il donc plus chez vous autres un maître zebb qui sache se tenir debout ! »

bullet

Alors moi je sentis mon zebb craquer sur ses jointures et soulever ma tunique pour prendre un essor triomphant. Et en son langage il dit à la belle: u Le voici! Le voici! »

bullet

Et je défis ses voiles. Mais elle eut peur et me dit: « Qui es‑tu ? » Je répondis « Un gaillard dont le zebb debout vient répondre à ton appel ! »

bullet

Et, sans plus tarder, je l'assainis, et mon zebb, gros comme un bras, remuait entre ses cuisses gentiment !

bullet

Si bien que, comme je finissais de planter le troisième clou, elle me dit: « Plus près, ô gaillard, plus près l'enfoncement ! » Et je répondis: « Plus près, ô ma maîtresse, plus près! II arrive! »

bullet

< Or moi, je lui souhaitai la paix, et elle me rendit mon souhait, en me lançant des regards d'une langueur acérée, et me dit: « Amitié, aisance et générosité à l'hôte! » Et elle me prit la main, ô mes maîtres, et me fit asseoir auprès d'elle; et des jeunes filles aux beaux seins entrèrent et nous servirent, sur des plateaux, les rafraîchissements de la bienvenue, et des fruits exquis, des conserves de choix et un vin délicieux comme on n'en boit que dans les palais des rois; et elles nous offrirent des roses et des jasmins, tandis qu'autour de nous les arbustes odoriférants et l'aloès qui brûlait dans les cassolettes d'or exhalaient leurs suaves parfums. Ensuite une des esclaves lui apporta un étui de satin dont elle tira un luth d'ivoire, qu'elle accorda, et elle chanta ces vers:

bullet

« Ne bois le vin que de la main d'un tendre jouvenceau; car si le vin procure l'ivresse, le jouvenceau rend meilleur le vin.

bullet

Car le vin ne procure point de délices à celui qui le boit, à moins que l'échanson n'ait des joues où brillent de pures roses, candides et fraîches. »

bullet

« Or moi, ô mes hôtes, après ces préludes, je m'enhardis, et ma main devint audacieuse, et mes yeux et mes lèvres la dévoraient; et je lui trouvai des qualités si extraordinaires de savoir et de beauté que non seulement je passai avec elle le mois déjà payé, mais que je continuai à payer au vieillard blanc, son père, un mois après un autre mois, et ainsi de suite pendant un long espace de temps, jusqu'à ce que, à cause de ces dépenses considérables, il ne me restât plus un seul dinar et toutes les richesses que j'avais apportées avec moi du pays d'Oman, ma patrie. Et alors songeant que j'allais bientôt être forcé de me séparer d'elle, je ne pus empêcher les larmes de couler en fleuves sur mes joues, et je ne sus plus différencier le jour d'avec la nuit...

bullet

A ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

bullet

Mais lorsque fut la cinq cent vingt et unième nuit. Elle dit:

bullet

... Je ne pus empêcher mes larmes de couler en fleuves sur mes joues; et je ne sus plus différencier le jour d'avec la nuit. Et elle, me voyant ainsi tout en larmes, me dit: «Pourquoi pleures‑tu ? » Je dis: « O ma maîtresse, parce que je n'ai plus d'argent, et que le poète a dit : << la pénurie nous rend étrangers dans nos propres demeures, et l'argent nous donne une patrie à l'étranger! »

bullet

«C'est pourquoi, moi, ô lumière de mes yeux, je pleure dans la crainte de me voir séparé de toi par ton père! » Elle me dit: «Sache alors que lorsqu'un des clients de la maison s'est ruiné dans la maison, mon père a l'habitude de lui donner l'hospitalité pendant encore trois jours, avec toute la largesse désirable et sans le priver d'aucun des agréments coutumiers; après quoi il le prie de s'en aller et de ne plus se montrer dans la maison! Quant à toi, mon chéri, comme dans mon cœur il y a pour toi un grand amour, n'aie aucune crainte à ce sujet, car je vais trouver le moyen de te garder ici aussi longtemps que tu le voudras, inschallah ! J'ai, en effet, toute ma fortune personnelle sous mes propres mains, et mon père en ignore toute l'immensité. Aussi vais‑je tous les jours te donner un sac de cinq cents dinars, prix d'une soirée; et toi tu le remettras à mon père, en lui disant: « Désormais je te paierai les soirées jour par jour! » Et mon père, te sachant solvable, acceptera cette condition; et, selon sa coutume, il viendra me remettre cette somme qui m'est due; et moi de nouveau je te la donnerai afin que tu lui paies une nouvelle soirée; et il en sera ainsi aussi longtemps qu'Allah le voudra et que tu ne t'ennuieras pas avec moi! »

bullet

« Alors moi, ô mes hôtes, dans ma joie je devins léger comme les oiseaux, et je la remerciai et lui baisa la main; puis je demeurai avec elle, en ce nouvel état de choses, l'espace d'une année, comme le coq dans le poulailler.

bullet

« Or, au bout de ce temps, le sort néfaste voulut que ma bien‑aimée, dans un accès de colère, s'emportât contre une de ses esclaves et la frappât douloureusement; et l'esclave s'écria: « Par Allah! je te meurtrirai le cœur comme tu m'as meurtrie! » Et elle courut à l'instant chez le père de mon amie, et lui révéla toute l'affaire depuis de commencement jusqu'à la fin.

bullet

« Lorsque le vieux Taher About‑Ola entendit le discours de l'esclave, il sauta sur ses pieds et courut me trouver alors que, dans l'ignorance encore de ce qui se passait, j'étais aux côtés de mon amie, en train de me livrer à divers ébats de première qualité; et il me cria: « Ho! Un Tel! » Je répondis: « A tes ordres, ô mon oncle! » Il me dit: « Notre coutume ici, quand un client s'est ruiné, est d'héberger ce client, en ne le privant de rien, pendant trois jours. Mais toi, il y a déjà un an que tu uses par fraude de notre hospitalité, en mangeant, en buvant et en copulant à ton aise! » Puis il se tourna vers ses esclaves et leur cria: « Chassez d'ici ce fils d'enculé! » Et ils s'emparèrent de moi et me jetèrent tout nu à la porte, en me mettant dans la main dix petites pièces d'argent et en me donnant un vieux caban rapiécé et tombant en loques, pour couvrir ma nudité. Et le cheikh blanc me dit. « Va‑t'en ! je ne veux ni te faire donner la bastonnade ni t'injurier! Mais hâte‑toi de disparaître; car si tu as le malheur de rester encore dans Bagdad, notre ville, ton sang jaillira au‑dessus de ta tête! »

bullet

« Alors moi, ô mes hôtes, je fus bien obligé de sortir en dépit de mon nez, sans savoir où me diriger dans cette ville que je ne connaissais guère, bien que je l'habitasse depuis quinze mois. Et je sentis s'abattre pesamment sur mon cœur toutes les calamités du monde et sur mon esprit le désespoir, les tristesses et les soucis! Et je dis en mon âme: « Comment, moi qui suis venu ici à travers les mers porteur de mille milliers de dinars d'or avec, en plus, le prix de vente de mes trente navires, ai‑je pu dépenser toute cette fortune dans la maison de ce calamiteux vieillard de goudron, pour maintenant en sortir tout nu et le cœur brisé et l'âme humiliée? Mais il n'y a de recours et de puissance qu'en Allah le Glorieux, le Très‑Haut! » Et comme, plongé dans ces affligeantes pensées, j'étais arrivé sur les bords du Tigre, je vis un navire qui allait descendre vers Basra. Et je m'embarquai à bord de ce navire, en offrant mes services comme matelot au capitaine, afin de payer mon passage. Et j'arrivai de la sorte à Basra.

bullet

« Là je me dirigeai sans tarder vers le souk, car la faim me torturait, et je fus remarqué...

bullet

A ce moment de sa narration, Shahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se lut.

bullet

Mais lorsque fut la cinq cent vingt‑deuxième nuit. Elle dit :

bullet

... Là je me dirigeai, sans tarder, vers le souk, car la faim me torturait, et je fus remarqué par un épicier qui s'approcha vivement de moi et se jeta à mon cou en; m'embrassant, et se fit connaître à moi comme un ancien ami de mon père; puis il m'interrogea sur mon état. Et je lui racontai, sans omettre un détail, tout ce qui m'ét ' 'vé., Et il me dit: « Ouallah ! ce ne sont pas les actes d'un homme sensé ! Mais maintenant, ce qui est passé est passé, que comptes‑tu faire? » Je répondis: « Je ne sais pas! » II me dit: « Veux‑tu accepter de rester chez moi? Et, puisque tu sais l'écriture, veux‑tu écrire les entrées et sorties de mes fournitures, et toucher par jour comme salaire un drachme d'argent, sans compter ta nourriture et ta boisson? » Et moi j'acceptai en le remerciant, et demeurai chez lui comme scribe pour les sorties ou entrées des ventes ou achats. Et je vécus de la sorte chez lui assez de temps pour mettre de côté la somme de cent dinars.

bullet

« Alors je louai pour mon propre compte un petit local, sur le bord de la mer, afin d'y attendre l'arrivée de quelque navire chargé de marchandises du loin, où m'acheter, avec mon argent, de quoi faire un chargement bon à vendre à Bagdad, où je voulais retourner, dans l'espoir de trouver l'occasion de revoir mon amie.

bullet

< Or la chance voulut qu'un jour un navire vînt du loin chargé de ces marchandises que j'attendais; et moi, mêlé aux autres marchands, je me dirigeai vers le navire et montai à bord. Et voici que, du fond du navire, sortirent deux hommes qui s'assirent sur deux chaises et étalèrent devant nous leurs marchandises. Et quelles marchandises! Et quel éblouissement des yeux! Nous ne vîmes là rien que des joyaux, des perles, du corail, des rubis, des agates, des hyacinthes et des pierreries de toutes les couleurs! Et alors l'un des deux hommes se tourna vers les marchands terriens et leur dit: « O compagnie des marchands, tout ceci n'est pas à vendre pour aujourd'hui, car je suis encore fatigué de la mer; je ne l'ai étalé que pour vous donner une idée de ce que sera la vente de demain! »

bullet

Mais les marchands le pressèrent tellement qu'il accepta de commencer la vente immédiatement, et le crieur se mit à crier la vente des pierreries, espèce par espèce. Et les marchands se mirent à augmenter chaque fois le prix, les uns sur les autres, jusqu'à ce que le premier petit sac de pierreries eût atteint le prix de quatre cents dinars. A ce moment, le propriétaire du sac, qui m'avait autrefois connu dans mon pays quand mon père était à la tête du commerce d'Oman, se tourna vers moi et me demanda: « Pourquoi ne dis‑tu rien et n'augmentes‑tu pas le prix comme les autres marchands? » Je répondis: « Par Allah, ô mon maître, il ne me reste plus des biens de ce monde que la somme de cent dinars! » Et je fus bien confus, en disant ces paroles, et des gouttes de larmes tombèrent de mes yeux. Et, à cette vue, le propriétaire du sac frappa ses mains l'une dans l'autre et s'écria, plein de surprise: « O Omani, comment d'une si immense fortune ne te reste‑t‑il plus que cent dinars ? » Et il me regarda ensuite avec commisération et entra dans mes peines; puis soudain il se tourna vers les marchands et leur dit: « Soyez témoins que je vends à ce jeune homme pour la somme de cent dinars un sac avec tout ce qu'il contient en fait de gemmes, de métaux et d'objets précieux, bien que je sache sa valeur réelle qui monte à plus de mille dinars. C'est donc un cadeau que je lui donne de moi à lui! » Et les marchands, stupéfaits, témoignèrent qu'ils voyaient et entendaient; et le marchand me remit le sac avec tout ce qu'il contenait, et même me fit cadeau du tapis, et de la chaise sur laquelle il était assis. Et moi je le remerciai pour sa générosité; et je descendis à terre et me dirigeai vers le souk des bijoutiers.

bullet

« Là je louai une boutique et me mis à vendre et à acheter et à réaliser tous les jours un gain assez appréciable. Or, parmi les objets précieux contenus dans le sac, se trouvait un morceau d'écaille rouge d'un rouge foncé qui, à en juger par les caractères talismaniques gravés sur ses deux faces, sous la forme de pattes de fourmis, devait être quelque amulette fabriquée par un maître fort versé dans l'art des amulettes. II pesait une demi‑livre, mais j'en ignorais l'usage spécial et le prix. Aussi je le fis crier plusieurs fois au souk, mais on n'en offrit au crieur que de dix à quinze drachmes. Et moi, ne voulant pas, tout de même, en prévision d'une excellente occasion, le céder à un prix si modique, je jetai ce morceau d'écaille dans un coin de ma boutique, où il resta une année. Or un jour que j'étais assis dans ma boutique, je vis entrer...

bullet

A ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître !e matin et, discrète, se tut.

bullet

Mais lorsque fut la cinq cent vingt‑troisième nuit. Elle dit:

bullet

... Or un jour que j'étais assis dans ma boutique, je vis entrer un étranger qui me souhaita la paix et qui, apercevant le morceau d'écaille, malgré la poussière dont il était recouvert, s'écria: « Loué soit Allah! Je trouve enfin ce que je cherchais ! » Et il prit le morceau d'écaille, le porta à ses lèvres et à son front, et me dit: « O mon maître, veux‑tu me vendre ceci? » Je répondis: « Je veux bien! » Il demanda: « Quel en est le prix ? » Je dis : « Combien en offres‑tu, toi ? » Il répondit: « Vingt dinars d'or! » Et moi, à ces paroles, je crus, tant la somme me paraissait considérable, que l'étranger se moquait de moi; et je lui dis d'un ton fort désagréable: « Va‑t'en en ta voie! » Alors il crut que je trouvais modique la somme, et me dit: « J'en offre cinquante dinars! » Mais moi, de plus en plus convaincu qu'il riait de moi, non seulement je ne voulus point lui répondre, mais je ne le regardai même pas et fis semblant de ne plus remarquer sa présence, afin qu'il s'en allât. Alors il me dit: « Mille dinars! »

bullet

Tout cela! Et moi, ô mes hôtes, je ne répondais pas; et lui, souriait de mon silence gros de fureur concentrée, et me disait: « Pourquoi ne veux‑tu pas me répondre? » Et moi je finis par répondre encore: « Va‑t'en en ta voie! » Alors il se mit à augmenter mille dinars sur mille dinars jusqu'à ce qu'il m'offrît vingt mille dinars. Et moi je ne répondais pas!

bullet

« Tout cela! Et les passants et les voisins, attirés par cet étrange marché, s'attroupaient autour de nous dans la boutique et dans la rue, et murmuraient tout haut contre moi et faisaient des remarques désobligeantes sur moi, disant: « Il ne faut pas que nous lui permettions de demander davantage pour ce misérable morceau d'écaille! n Et d'autres disaient: « Ouallah ! la tête dure, les yeux vides! S'il ne va pas lui céder le morceau d'écaille, nous le chasserons de la ville! »

bullet

« Tout cela! Et moi je ne savais pas encore ce que l'on me voulait. Aussi, pour en finir, je demandai à l'étranger: « Veux‑tu enfin me dire si tu achètes vraiment ou si tu te moques? » II répondit: « Et toi, veux‑tu vraiment vendre ou te moquer? » Je dis: « Vendre! » Et il dit: « Alors je t'offre, comme dernier prix, trente mille dinars! Et concluons la vente et l'achat! » Et moi alors je me tournai vers les assistants, et je leur dis: < Je vous prends à témoin dans cette vente! Mais auparavant je tiens à savoir de l'acheteur ce qu'il veut faire de ce morceau d'écaille! » Il répondit: « Concluons d'abord le marché, et je te dirai ensuite les vertus et l'utilité de cette chose‑là ! » Je répondis: < Je te la vends! » II dit

bullet

« Allah est témoin de ce que nous disons! » Et il sortit un sac rempli d'or, m compta et me pesa trente mille dinars, prit l'amulette, la mit dans sa poche, e poussant un grand soupir, et me dit: « Alors c'est bien vendu et conclu ? n J ë, répondis: « C'est vendu et conclu! » Et il se tourna vers les assistants et leur dit

bullet

« Soyez to:t,~¢~moins qu'il ma vendu l'amulette et en a touché le prix consenti à trente mille dinars ! » Et, cela fait, il se tourna vers moi, et, avec un ton de commisération et d'ironie extrême, il me dit: « O pauvre, par Allah! si tu avais su'. tenir la main dans cette vente en la retardant encore, je serais arrivé à te payera pour prix de cette amulette non point trente mille ou cent mille dinars mais mille ''n milliers de dinars, si ce n'est davantage! »

bullet

« Or moi, ô mes hôtes, en entendant ces paroles, et en me voyant ainsi frustré, à cause de mon manque de flair, de cette somme fabuleuse, je sentis un grand, bouleversement s'opérer dans mon intérieur; et une révolution soudaine de mon corps fit descendre le sang de mon visage et monter à la place cette couleur jaune que j'ai conservée depuis et qui a attiré votre attention ce soir, ô mes hôtes!

bullet

Je restai donc hébété un moment, puis je dis à l'étranger: « Peux‑tu me dire maintenant les vertus et l'utilité de ce morceau d'écaille? » Et l'étranger me répondit: « Sache que le roi de l'Inde a une fille chérie qui n'a point sa pareille en beauté sur la face de la terre; mais elle est sujette à de violents maux de tête! Aussi le roi son père, à bout de ressources et de médicaments capables de la soulager, fit assembler les plus forts scribes de son royaume et les hommes de science et les devins; mais aucun d'eux ne réussit à enlever de sa tête les douleurs qui la torturaient...

bullet

A ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

bullet

Mais lorsque fut la cinq cent vingt‑quatrième nuit. Elle dit:

bullet

... Mais aucun d'eux ne réussit à enlever de sa tête les douleurs qui la torturaient. Alors moi, qui étais présent dans l'assemblée, je dis au roi: « O roi, je connais un homme appelé Saadallah le Babylonien, qui n'a point son pareil ou son supérieur dans la connaissance de tels remèdes, sur la face de la terre! Si donc tu juges à propos de m'envoyer vers lui, fais‑le ! » Le roi me répondit : « Va vers lui! » Je dis: « Donne‑moi mille milliers de dinars et un morceau d'écaille rouge d'un rouge foncé! Et, en plus, un cadeau! » Et le roi me donna tout ce que je lui demandais, et je partis de l'Inde vers le pays de Babylone. Et là je m'informai du sage Saadallah, on me guida vers lui, et je me présentai devant lui et lui remis cent mille dinars et le cadeau du roi; puis je lui donnai le morceau d'écaille, et après lui avoir soumis le but de ma mission, je le priai de me préparer une amulette souveraine contre les maux de tête, Et le sage de Babylone employa sept mois entiers à consulter les astres, et finit, au bout de ces sept mois, par choisir un jour faste pour tracer sur le morceau d'écaille ces caractères talismaniques pleins de mystère que tu vois sur les deux faces de cette amulette que tu m'as vendue! Et moi je pris cette amulette et revins auprès du roi de l'Inde, auquel je la remis.

bullet

< Or le roi entra dans la chambre de sa fille chérie, et la trouva, selon les instructions données, toujours enchaînée au moyen de quatre chaînes attachées aux quatre coins de la chambre, et cela afin qu'elle ne pût, dans ses crises de douleurs, se tuer en se jetant par la fenêtre. Et dès qu'il eut posé l'amulette sur le front de sa fille, elle se trouva guérie à l'heure et à l'instant. Et le roi, à cette vue, se réjouit à la limite de la réjouissance, et me combla de riches présents et m'attacha à sa personne, parmi ses intimes. Et la fille du roi, guérie de la sorte si miraculeusement, attacha l'amulette à son collier, et ne la quitta plus.

bullet

« Mais un jour la princesse, se trouvant en promenade dans une barque, jouait avec ses compagnes, l'une d'eues, dans un mouvement malheureux, cassa le fil du collier, et fit tomber l'amulette dans l'eau. Et l'amulette disparut. Et au même moment la Possession rentra en elle, et elle fut de nouveau possédée par le possesseur terrible, qui lui donna des maux de tête d'une telle violence qu'Il lui égara la raison. A cette nouvelle, le chagrin du roi fut au‑dessus de toutes paroles; et il m'appela et me chargea d'une nouvelle mission auprès du cheikh Saadallah le Babylonien, afin qu'il fît une autre amulette. Et je partis. Mais, en arrivant à Baby1, j'appris que le cheikh Saadallah était mort.

bullet

<< Et depuis lors, accompagné de dix personnes pour m'aider dans mes recherches, je parcours tous les pays de la terre dans le but de trouver, chez quelque marchand ou chez quelque vendeur ou passant, une amulette de ces amulettes que savait seul douer de vertus guérisseuses et exorcisantes le cheikh Saadallah de Babylone. Et le sort a voulu te mettre sur ma voie, et me faire trouver et acheter dans ta boutique cet objet que je désespérais déjà de retrouver jamais ! Puis, ô mes hôtes, l'étranger, après m'avoir raconté cette histoire, serra sa ceinture et s'en alla. Et telle est, comme je vous l'ai déjà dit, la cause de la couleur jaune de mon visage!

bullet

« Quant à moi, je réalisai en argent tout ce que je possédais, en vendant ma boutique, et, riche désormais, je partis en toute hâte pour Bagdad, où, dès mon arrivée, je volai au palais du vieillard blanc, père de ma bien-aimé. Car, depuis ma séparation d'avec elle, le jour et la nuit elle remplissait mes pensées; et la revoir était le but de mes désirs et de ma vie. Et l'absence n'avait fait qu'attiser les feux de mon âme et exalter mon esprit.

bullet

« Je m'informai donc d'elle auprès d'un jeune garçon qui gardait la porte d'entrée. Et le jeune garçon me dit de lever la tête et de regarder. Et je vis que la maison tombait en ruine, que la fenêtre où d'ordinaire se tenait ma bien-aimée était arrachée, et qu'un air de tristesse et de profonde désolation régnait sur la demeure. Alors les larmes me vinrent aux yeux, et je dis au petit esclave

bullet

<< Qu'a donc fait Allah au cheikh Taher, ô mon frère? » I1 me répondit: « La joie a abandonné la demeure, et le malheur s'est abattu sur nous depuis que nous a quittés un jeune homme du pays d'Oman, nommé Aboul-Hassan AIOmani. Ce jeune marchand était resté une année avec la fille du cheikh Taher; mais comme, au bout de ce temps, il n'eut plus d'argent, le cheikh, notre maître, l'a chassé de la maison. Mais notre maîtresse, l'adolescente, qui l'aimait d'un grand amour...

bullet

A ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

bullet

Mais lorsque fut la cinq cent vingt‑cinquième nuit. Elle dit:

bullet

... Mais notre maîtresse, l'adolescente, qui l'aimait d'un grand amour, fut si bouleversée de ce départ qu'elle tomba malade d'une fort grave maladie qui la fit approcher de la mort. Alors notre maître Taher, se repentit de ce qu'il avait fait, en voyant la langueur mortelle où se trouvait sa fille; et il dépêcha des courriers dans toutes les directions et tous les pays, afin de retrouver le jeune Aboul-Hassan, et promit cent mille dinars de récompense à celui qui le ramènerait!

bullet

Mais jusqu'à présent tous les efforts des chercheurs ont été vains, car nul n'a pu se mettre sur ses traces ou avoir de ses nouvelles. Aussi l'adolescente, fille du~ cheikh, est‑elle maintenant sur le point de rendre le dernier soupir! »

bullet

«Alors moi, l'âme déchirée de douleur, je demandai à l'enfant: « Et le cheikh Taher, comment va‑t‑il, lui ? Il répondit: « Il a été de tout cela dans un tel chagrin et un découragement, qu'il a vendu les adolescentes et les jeunes garçons,' et s'est repenti`amèrement devant Allah le Très‑Haut! » Alors je dis au jeune

bullet

esclave: «Veux‑tu que je t'indique où se trouve Aboul‑Hassan AI‑Omanl ?  Qu'en diras‑tu ? » II répondit: « Par Allah sur toi, ô mon frère, fais‑le ! Et tu  auras rendu une amante à la vie, une fille à son père, un amoureux à son amie, et' tu auras tiré de la pauvreté ton esclave et les parents de ton esclave! » Alors je lui dis: « Va donc trouver ton maître, le cheikh Taher, et dis‑lui : « Tu me dois la récompense promise, pour la bonne nouvelle! Car à la porte de ta maison se trouve, en personne, Aboul‑Hassan AI‑Omani ! »

bullet

« Aces paroles, le jeune esclave s'envola avec la rapidité du mulet échappé du moulin; et, en un clin d’œil, il revint accompagné du cheikh Taher, père de mon amie. Et comme il était changé! Et qu'était devenu son teint si frais autrefois et si jeune malgré les années? Il avait, en deux ans, vieilli de plus de vingt années. Pourtant il me reconnut aussitôt, et se jeta à mon cou et se mit à m'embrasser en pleurant, et me dit: « O mon maître, où étais‑tu pendant cette longue absence ? Ma fille, à cause de toi, est pioche du tombeau. Viens! Entre avec moi dans ta maison ! » Et il me fit entrer, et commença par se jeter à genoux sur le sol en rendant grâces à Allah qui avait permis notre réunion; et il se hâta de remettre au jeune esclave la récompense promise de cent mille dinars. Et le jeune esclave se retira en appelant sur moi les bénédictions.

bullet

«Après quoi le cheikh Taher entra d'abord seul chez sa fille pour lui annoncer, sans brusquerie, mon arrivée. II lui dit donc: « Je t'annonce, ô ma fille, la bonne nouvelle! Situ veux consentir à manger un morceau et à aller prendre un bain au hammam, je te ferai revoir aujourd'hui même Aboul‑Hassan! »Elle s'écria: «Opère, est‑ce vrai ce que tu dis? » Il répondit: «Par Allah le Très Glorieux, ce que je te dis est vrai! »Alors elle s'écria: « Ouallah! Si je vois son visage, je n'aurai plus besoin de manger ou de boire! » Alors le vieillard se tourna vers la porte, derrière laquelle je me tenais, et me cria: « Entre, ya Aboul-Hassan ! » Et j'entrai.

bullet

« Or, ô mes hôtes, dès qu'elle m'eut aperçu et reconnu, elle tomba en pâmoison, et fut longtemps avant de recouvrer ses sens. Elle put enfin se relever, et, au milieu des pleurs de joie et des rires, nous nous jetâmes dans les bras l'un de l'autre, et nous restâmes longtemps embrassés, à la limite de l'émotion et de la félicité. Et lorsque nous pûmes faire attention à ce qui se passait autour de nous, nous vîmes au milieu de la salle de réception le kâdi et les témoins, que le cheikh avait mandés en toute hâte, et qui écrivirent notre contrat de mariage, séance tenante. Et on célébra nos noces avec un déploiement de faste inouï, au milieu de réjouissances qui durèrent trente jours et trente nuits.

bullet

« Et depuis ce temps‑là, ô mes hôtes, la fille du cheikh Taher est mon épouse chérie. Et c'est elle que vous avez entendue chanter ces airs mélancoliques qui lui plaisent, en lui rappelant les heures douloureuses de notre séparation et en lui faisant mieux sentir le bonheur parfait dans lequel nous coulons les jours de notre union bénie par la naissance d'un fils aussi beau que sa mère! Et c'est lui même que je vais vous présenter, ô mes hôtes...

bullet

A ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

bullet

Mais lorsque fut la cinq cent vingt‑sixième nuit. Elle dit:

bullet

... Et c'est lui-même que je vais vous présenter, ô mes hôtes! » Et, ce disant, Aboul‑Hassan, le jeune homme jaune, sortit un moment et revint en tenant par la main un jeune garçon de dix ans, beau comme la lune dans son quatorzième jour. Et il lui dit: « Souhaite la paix à nos hôtes! » Et l'enfant s'acquitta de la chose avec une grâce exquise. Et le khalifat et ses compagnons, toujours déguisés, furent charmés à l'extrême aussi bien de sa beauté, de sa grâce et de sa gentillesse, que de l'histoire extraordinaire de son père. Et, après avoir pris congé de leur hôte, ils sortirent émerveillés de ce qu'ils venaient de voir et d'entendre.

bullet

Et le lendemain matin, le khalifat Haroun AI‑Rachid, qui n'avait cessé de penser à cette histoire, appela Massrour et lui dit: « O Massrour! » Il répondit

bullet

 « A tes ordres, ô mon seigneur ! » Il dit: « Tu vas immédiatement réunir dans cette salle tout le tribut annuel en or que nous avons perçu de Bagdad, tout le tribut de Basra et tout le tribu du Khorassân!» Et Massrour, sur l'heure, fit apporter devant le khalifat et amonceler dans la salle les tributs en or des trois grandes provinces de l'empire, qui montaient à une somme qu'Allah seul pouvait dénombrer. Alors le khalifat dit à Giafar : « O Giafar ! » Il répondit: « Je suis là, ô émir des Croyants! » II dit: « Va vite me chercher Aboul‑Omani ! » II répondit: « J'écoute et j'obéis! » Et il alla aussitôt le chercher, et l'amena tout tremblant devant le khalifat, entre les mains duquel il embrassa la terre et se tint les yeux baissés dans l'ignorance du crime qu'il avait pu commettre ou de la cause qui nécessitait sa présence.

bullet

Alors le khalifat lui dit: « O Aboul‑Hassan, sais‑tu les noms des marchands qui ont été tes hôtes hier au soir? » II répondit: « Non, par Allah, ô émir des Croyants! » Le khalifat se tourna alors vers Massrour et lui dit: « Enlève là couverture qui cache les amas d'or! » Et, la couverture ayant été enlevée, le khalifat dit au jeune homme: « Et peux‑tu au moins me dire si, oui ou non, ces richesses sont plus considérables que celles dont tu as été frustré part ta vente hâtive du morceau d'écaille? » Et Aboul‑Hassan, stupéfait de voir le khalifat au courant de cette histoire, murmura en ouvrant des yeux dilatés: « Ouallah, ô mon seigneur, ces richesses‑ci sont infiniment plus considérables! » Et le khalifat lui dit

bullet

« Sache alors que tes hôtes d'hier au soir étaient le cinquième des Bani‑Abbas et ses vizirs et ses compagnons, et que tout cet or amassé là est ta propriété, en cadeau de ma part pour te dédommager de ce que tu as perdu dans la vente du morceau d'écaille talismanique! »

bullet

En entendant ces paroles, Aboul‑Hassan fut dans un tel émoi, qu'une nouvelle révolution bouleversa son intérieur, et que la couleur jaune descendit de son visage pour être remplacée à l'instant par le sang rouge qui y afflua et lui rendit son ancien teint blanc et rose, éclatant comme la lune durant la nuit de sa plénitude. Et le khalifat, ayant fait apporter un miroir, le présenta devant le visage d'Aboul‑Hassan qui tomba à genoux pour rendre grâces au Libérateur. Et le khalifat, après avoir fait transporter dans la demeure d'Aboul‑Hassan tout l'or amoncelé, l'invita à venir souvent lui tenir compagnie au milieu de ses compagnons intimes, et s'écria: « II n'y a d'autre Dieu qu'Allah! Gloire à Celui qui peut produire changement sur changement, et qui seul reste Inchangeable et Immuable! »

bullet

Et telle est, ô Roi fortuné, continua Schahrazade, l'HISTOIRE DU JEUNE HOMME JAUNE. Mais certainement elle ne peut être comparée à l'HISTOIRE DE FLEUR‑DE‑GRENADE ET DE SOURIRE‑DE‑LUNE! » Et le roi Schailriar s'écria: « O Schahrazade  ne doute point de tes paroles! Hâte‑toi de me raconter l'histoire

bullet

de fleur de Grenade et de Sourire‑de‑Lune, car je ne la connais pas! »

Précédente Accueil Suivante